Dans
un article lumineux[1]
Karl August Ott met en lumière le fait que les Remarques de Vaugelas ne devraient pas être considérées comme un
simple traité de grammaire prescriptive, ainsi qu’on le fait encore trop
souvent. Au contraire, Vaugelas entend rendre raison des bizarreries d’un
usage, qui ne correspond justement pas à l’ordre naturel des mots, c’est-à-dire
à la grammaire. En effet, l’usage ne peut se justifier que si l’on rompt avec le
passé de la langue en rejetant donc l’autorité de la grammaire. Mais rompre
avec l’autorité de cette dernière, c’est aussi rompre avec la raison « et
l’usage délivré de ces deux autorités sera essentiellement arbitraire et ne
sera plus qu’une convention sociale au sens le plus rigoureux du terme »[2]. Par
là, des manières de parler défectueuses ou de vraies fautes peuvent devenir le
bon usage, à condition qu’elles soient répétées assez souvent. Répétées certes,
mais pas non plus par n’importe qui. En effet, le bon usage selon Vaugelas c’est
bien entendu celui de la cour. Le succès des Remarques s’explique mieux alors : elles offraient à qui le
voulait le moyen de bien parler à la cour afin de s’y faire mieux accepter. De
sorte que, suivant toujours en cela Karl August Ott, les Remarques constituent bien plus un traité du courtisan qu’un
ouvrage de grammaire stricto sensu.
La clarté prônée ici revient avant tout à ne pas commettre de bévues, le bon
usage devenant alors pour celui qui le maîtrise un « ressort puissant pour
gouverner les autres »[3]. Ce
n’est donc pas tant un certain « esprit cartésien » qui aurait
produit la clarté de la langue classique, que les conditions sociales de la
prise de parole. Cependant, à cause de cela-même, et parce qu’il demande un
contrôle permanent de soi, le « bon
usage » dévoile aussi la fonction dissimulatrice du langage. Or dissimulation
ne va que rarement sans manipulation. Le choix des mots justes permet donc autant
de se prémunir du ridicule que de gouverner insidieusement les autres en usant
des termes qu’ils désirent entendre :
Il
suffisait que l’on eût le souci de bien parler, c’est-à-dire l’intention de se
mêler au grand monde pour que l’obéissance au bon usage prît une double
signification : moyen d’adaptation à la société, elle constituait
également le dernier raffinement du machiavélisme[4].
Mais
apparaît alors également l’opacité des consciences, qui se cachant les unes des
autres, ne sont pas non plus capables de saisir les ressorts de leur propre
affectivité, pouvant être jouées sur le terrain même qu’elles croyaient dominer.
Clarté du discours et opacité des consciences constituent bien en ceci le nœud
ambigu de la réflexion classique sur le langage. Ainsi pour Karl August Ott le
projet de Vaugelas se pense en dernière analyse « comme un effort
conscient pour donner, au sujet parlant, la possibilité de porter toute la
responsabilité de ses paroles »[5]. Mais concilier la politesse artificieuse de la conversation à une éthique du discours, semble ici une tâche insurmontable. Car ne faudrait-il pas en réalité renoncer à légitimer un usage en vue d'une "entente" sociale, et au contraire entendre l'erreur sans chercher absolument à la justifier, pour parvenir à un usage juste ?